La Convivialité

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Ivan ILLICH, La Convivialité, Paris, Seuil, coll. « Points », no 65, 2014 (1973).

Publié en 1973, La Convivialité d’Ivan Illich est un ouvrage fondateur dans la critique sociale du progrès technique et des institutions modernes. Il s’inscrit dans la continuité de sa réflexion amorcée avec Une société sans école (1971), où il dénonçait l’aliénation induite par l’institution scolaire, et Némésis médicale (1975), qui critiquait la dérive technocratique de la médecine. Dans La Convivialité, Illich propose une critique radicale de la modernité technicienne et développe un modèle alternatif basé sur des outils conviviaux, favorisant l’autonomie individuelle et collective.

Son ouvrage apparaît comme une réponse aux excès du développement industriel et du productivisme, dans un contexte marqué par les remises en question de Mai 68 et par les premières préoccupations écologiques. Il s’oppose au monopole des systèmes techniques et plaide pour un usage des technologies qui préserve la liberté humaine. Cette réflexion, toujours d’actualité, éclaire les débats contemporains sur la transition écologique, la décroissance et les modèles économiques alternatifs.

La notion centrale du livre est celle de convivialité, définie par Illich comme la capacité des individus à utiliser des outils et des structures qui ne les aliènent pas mais, au contraire, favorisent leur autonomie et leur épanouissement. Il oppose cette convivialité à la logique technocratique qui impose des systèmes impersonnels et rigides. « J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. » (p. 13) Illich critique ainsi l’industrialisation excessive et les infrastructures qui réduisent les individus à un rôle passif de consommateur ou d’usager. À l’inverse, il prône des outils accessibles et adaptés aux besoins réels des communautés.

Pour Illich, les institutions modernes – école, transport, administration… – ont dérivé vers des formes monopolistiques qui privent les individus de leur capacité à agir par eux-mêmes. Il développe le concept de monopole radical, qui empêche l’émergence d’alternatives et contraint les individus à se conformer à un modèle unique. Par exemple, l’automobile est un monopole radical car elle impose une infrastructure qui rend toute autre forme de mobilité obsolète, forçant les sociétés à structurer leur espace et leur économie autour d’elle.

Illich remet en question l’idéologie du progrès technique, qui présente toute innovation comme une avancée nécessaire. Il montre que l’accumulation de techniques ne garantit pas une meilleure qualité de vie et qu’au-delà d’un certain seuil, le progrès technique devient contre-productif. Il analyse comment la croissance du secteur médical, au lieu d’améliorer la santé, entraîne une dépendance excessive aux soins et une dépossession des savoir-faire traditionnels. Il propose des critériologies, par exemple : « On déterminera les seuils de nocivité des outils, lorsqu’ils se retournent contre leur fin ou qu’ils menacent l’homme ; on limitera le pouvoir de l’outil. » (p. 12) Il appelle ainsi à une éthique du juste milieu, qui éviterait à la fois le rejet total de la technique et sa sacralisation aveugle.


Loin de prôner un retour au passé, Illich propose un modèle de société fondé sur l’autonomie des individus et la réappropriation des outils. Son projet repose sur trois principes :

  • Limiter la taille des institutions et des infrastructures pour éviter les effets de domination.
  • Favoriser les technologies accessibles et contrôlables par tous.
  • Développer des structures décentralisées qui permettent la participation active des citoyens.

Il défend ainsi une éducation ouverte, où l’apprentissage serait basé sur l’échange de savoirs entre pairs plutôt que sur des institutions rigides.

Dès sa publication, La Convivialité est saluée comme une contribution majeure à la critique du productivisme et de la société technicienne. Ses analyses trouvent un écho dans les mouvements écologistes, décroissants et altermondialistes, qui revendiquent un modèle de société plus respectueux des limites naturelles et des libertés humaines. Jacques Ellul, dans La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), développe une critique similaire sur l’autonomie du système technicien.

Si les idées d’Illich sont séduisantes, elles sont aussi critiquées pour leur radicalité et leur manque de cadre institutionnel précis. Certains lui reprochent une idéalisation de l’autonomie et une sous-estimation du rôle des États et des institutions dans la gestion collective des ressources et des infrastructures. Peut-on réellement se passer des grandes structures sans tomber dans une fragmentation sociale excessive ? La convivialité peut-elle exister sans une régulation politique qui empêche les inégalités d’accès aux ressources ?

Les analyses d’Illich trouvent un écho particulier à l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle. La question des communs numériques, de l’open-source et des circuits courts technologiques reprend son idée selon laquelle les outils doivent être contrôlables par ceux qui les utilisent. Les débats sur les logiciels libres et les plateformes décentralisées rejoignent directement sa critique des monopoles technologiques.

Face à la crise climatique et aux limites des ressources, la pensée d’Illich offre une alternative aux modèles dominants. Il invite à repenser la croissance et l’innovation sous l’angle de la durabilité et de l’auto-limitation. Son analyse des infrastructures énergétiques est particulièrement pertinente dans les débats sur la sobriété énergétique et les low-tech.

L’ouvrage permet aussi de questionner l’impact des technologies éducatives et des plateformes d’apprentissage automatisées. La numérisation de l’éducation est-elle un facteur d’émancipation ou un nouvel asservissement aux outils techniques ? « L’homme n’est libre que dans la mesure où il contrôle ses outils. » Cette phrase interroge directement les usages du numérique dans l’apprentissage et le travail.
La Convivialité est un texte fondamental qui propose une critique radicale mais constructive des dérives du progrès technique et du productivisme. En posant la question de l’usage des outils et de l’autonomie des individus, Illich ouvre une réflexion toujours pertinente sur les choix de société face aux crises écologiques et technologiques. Si ses propositions peuvent sembler utopiques, elles offrent néanmoins une grille de lecture précieuse pour penser des alternatives au modèle capitaliste technocratique dominant. Une lecture incontournable pour les chercheurs en sciences sociales, en philosophie politique et en éthique du progrès.

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