Jacques ELLUL, Le Bluff technologique, Paris, Hachette, 1988, 489 p.

Publié en 1988, Le Bluff technologique s’inscrit dans la continuité des travaux de Jacques Ellul sur la technique, amorcés avec La Technique ou l’enjeu du siècle (1954) et poursuivis avec Le Système technicien (1977). Dans cet ouvrage, Ellul approfondit son analyse critique du phénomène technicien en dénonçant l’aveuglement collectif vis-à-vis des promesses de la technologie. Selon lui, la foi dans le progrès technique constitue une forme de mystification, un « bluff » qui dissimule les conséquences imprévues et souvent néfastes du développement technologique : « dans ce discours l’on multiplie par cent les possibilités effectives des techniques et […] l’on voile radicalement les aspect négatif . » (p. 13)
Loin d’une simple dénonciation, l’ouvrage propose une réflexion interdisciplinaire sur l’autonomie de la technique, ses effets culturels et anthropologiques, et les illusions qu’elle génère dans nos sociétés modernes. Si certaines de ses analyses pouvaient paraître pessimistes lors de la publication de l’ouvrage, elles résonnent avec une acuité particulière à l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle.
L’une des thèses centrales de l’ouvrage est que la technique évolue selon sa propre logique, indépendamment de toute volonté politique ou éthique. Contrairement aux discours qui présentent la technologie comme un simple outil au service de l’humanité, Ellul soutient que son développement est autonome et ne peut être orienté selon des choix humains conscients. Il démontre ainsi que chaque invention appelle automatiquement d’autres innovations pour résoudre les problèmes qu’elle engendre – cf. convictions extropianistes-. Ce phénomène, qu’il qualifie de système technicien, rend toute tentative de régulation illusoire.
Ellul critique ce qu’il appelle la mythologie technicienne, une croyance collective selon laquelle la technique résoudra tous les problèmes de l’humanité. Il analyse comment la technologie est sacralisée et devient une idéologie, dans laquelle la science est perçue comme une sotériologie, une nouvelle religion du salut. « La science devient non seulement la découverte de la nature, mais la réponse à tout ce qui nous inquiète et nous angoisse. » (p. 220)
Ellul montre comment la technique façonne nos modes de pensée et de vie. Loin d’être neutre, elle modifie profondément la culture en imposant des logiques d’efficacité et d’optimisation, au détriment de la spontanéité et de l’imaginaire humain. C’est pourquoi il dénonce la manière dont la télévision et l’informatique transforment l’éducation et la communication, en remplaçant le dialogue et la réflexion critique par des flux d’informations standardisés et instantanés : « Il y a de moins en moins de langage et de plus en plus de trucage. » (p. 397)
Dès sa publication, Le Bluff technologique suscite des réactions contrastées. Certains y voient une anticipation lucide des dérives du numérique et de l’aliénation engendrée par les nouvelles technologies. D’autres le critiquent pour son pessimisme excessif et son manque de propositions concrètes.
Une critique récurrente adressée à Ellul est son refus d’envisager un contrôle humain sur la technique. Si son analyse met en évidence l’irréversibilité de certaines évolutions technologiques, elle laisse peu de place à l’innovation éthique ou à la possibilité de choix politiques éclairés. Cela peut paraître désespérant mais les faits sont têtus, qui donnent raison au personnaliste Gascon. En effet, si certains aspects du Bluff technologique semblaient excessifs en 1988, le développement du numérique, de l’intelligence artificielle et des biotechnologies confirment en grande partie les thèses d’Ellul. L’illusion du progrès linéaire, la fascination pour la technique et la difficulté de réguler les innovations technologiques restent des enjeux majeurs du XXIe siècle. L’essor des réseaux sociaux illustre parfaitement la dynamique décrite par Ellul : conçus pour améliorer la communication, ils engendrent des effets secondaires massifs (désinformation, surveillance généralisée, dépendance psychologique) qui dépassent toute tentative de régulation.
L’analyse d’Ellul sur la mythologie technicienne trouve une résonance particulière dans les discours actuels sur l’intelligence artificielle et le transhumanisme. La promesse d’une amélioration radicale de la condition humaine grâce à la technologie rappelle les critiques formulées par Ellul contre l’idée d’un progrès nécessaire et inéluctable. « Tout progrès technique comporte trois sortes d’effets : les effets voulus, les effets prévisibles et les effets imprévisibles. » (p. 82) Cette réflexion s’applique directement aux débats sur l’éthique de l’IA et les risques liés à l’automatisation.
Le Bluff technologique est une œuvre fondamentale pour comprendre les enjeux contemporains liés à la technologie. Par sa critique incisive de la mythologie technicienne, il invite à une réflexion sur la place de l’humain face à un progrès qui semble échapper à tout contrôle. Si certaines de ses thèses peuvent paraître excessivement déterministes, elles offrent néanmoins un cadre d’analyse puissant pour interroger la manière dont la technique façonne nos sociétés.
📌 Lectures complémentaires :
- Bernard Stiegler, Dans la disruption (2016).
- Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes (1991).
- Pierre Rosanvallon, La société des égaux (2011).
Ouvrage : https://www.fayard.fr/livre/le-bluff-technologique-9782818502273/
Co-généré avec IA le 09/02/2025. Ante publiée pour un classement chronologique.
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