Platon, Œuvres complètes, Tome III, 2ème partie : Gorgias – Ménon, Paris, Les belles Lettres, coll. « Budé », texte établi et traduit par Maurice Croiset, 1967, 280 pages.

Le Gorgias, dialogue rédigé par Platon vers 380 av. J.-C., s’inscrit dans un contexte où la rhétorique occupe une place centrale dans la vie politique athénienne. À travers une confrontation entre Socrate et plusieurs sophistes (Gorgias, Polos, Calliclès), Platon propose une critique de la rhétorique comme simple technique de persuasion, opposée à la quête philosophique de la vérité et de la justice. Ce texte, qui met en jeu des questions fondamentales sur le pouvoir du langage, la justice et le bonheur, demeure d’une actualité saisissante à l’ère contemporaine de la communication et de la manipulation médiatique.
Le Gorgias oppose deux conceptions du discours : d’un côté, la rhétorique des sophistes, « ouvrière de persuasion » (453 a), outil pragmatique au service du pouvoir ; de l’autre, la philosophie socratique, quête de vérité et d’éducation de l’âme. L’enjeu du dialogue est double : d’une part déterminer si la rhétorique est un véritable art ou une flatterie manipulatrice, d’autre part évaluer le rapport entre justice, pouvoir et bonheur.
Le dialogue se divise en trois grandes parties, correspondant aux trois interlocuteurs successifs de Socrate.
L’échange avec Gorgias définit et critique de la rhétorique. Gorgias présente la rhétorique comme l’ouvrière de persuasion : elle donne le pouvoir de convaincre sans nécessiter un savoir réel. Socrate la réfute en la réduisant à une flatterie (cf. 463 – 465), un simulacre de la philosophie qui, au lieu d’éduquer, manipule. Socrate la compare à la cuisine : une pratique visant le plaisir immédiat, mais dépourvue de valeur épistémologique : « je ne donne pas le nom d’art à une pratique sans raison » (465 a). Il affirme que la rhétorique politique, déconnectée de la vérité, est une forme de démagogie nuisible.
La discussion avec Polos questionne la justice. Polos défend la thèse selon laquelle celui qui possède le pouvoir et l’exerce sans entrave est le plus heureux. Socrate, au contraire, soutient qu’il est préférable de subir une injustice que de la commettre, car le malfaiteur endommage son âme. Cette thèse paradoxale invite à repenser la notion de responsabilité et de justice au-delà des apparences.
Le débat avec Calliclès oppose la recherche du plaisir et la quête de la vertu. Calliclès défend une morale élitiste et hédoniste : la vie réussie est celle où l’on satisfait tous ses désirs. Il rejette la morale conventionnelle comme un instrument des faibles pour limiter la liberté des forts. Socrate lui oppose une conception du bonheur fondée sur la tempérance et l’harmonie de l’âme. Il lui répond que cette conception conduit à une existence chaotique et insatiable. Il lui présente l’image du tonneau percé : une vie où l’on cherche sans cesse à remplir des désirs inextinguibles ne peut mener qu’à la frustration.
Ces trois échanges permettent à Platon de poser la question fondamentale : la puissance du langage doit-elle être au service du bien et de la vérité, ou bien peut-elle se justifier par sa seule efficacité ?
À travers ces discussions, Socrate défend la philosophie comme discipline permettant d’éduquer l’âme et d’accéder à la véritable vertu : « L’homme et la femme sont heureux quand ils sont bien élevés » (470 b). La justice, loin d’être une contrainte, est la condition d’une vie harmonieuse car « la justice [délivre] de l’intempérance et de l’injustice. » (478 b). L’ultime mythe du jugement des âmes après la mort renforce cette vision : seule une vie vertueuse conduit au salut.
« La philosophie est bonne à connaître dans la mesure où elle sert à l’éducation […] elle est à sa place et dénote une nature d’homme libre ; le jeune homme qui ne s’y adonne pas me semble d’âme illibérale, incapable de viser jamais à rien de noble et de beau. » (485 a-c)
Le Gorgias – comme Le Protagoras – s’inscrit dans la confrontation entre Platon et les sophistes, ces enseignants de la rhétorique qui prétendaient former les citoyens à la vie publique. Toutefois, certains critiques estiment que Platon caricature la position sophistique : Gorgias lui-même reconnaît que la rhétorique doit être mise au service du juste.
La critique de la rhétorique manipulatrice résonne avec les défis contemporains liés aux médias et aux discours politiques. À l’ère des fake news, deepfakes et de la communication persuasive, la question soulevée par Platon reste d’une brûlante actualité. A cet égard, le Gorgias peut être lu comme une mise en garde contre la post-vérité et la montée des discours populistes.
Le Gorgias est une critique radicale de la rhétorique et une défense de la philosophie comme voie d’accès à la vérité et à la justice. À travers ce dialogue, Platon interroge la nature du pouvoir, le rôle du langage et les conditions d’une vie juste. Si certaines positions peuvent sembler excessivement dogmatiques, elles invitent néanmoins à un questionnement essentiel : la rhétorique éclaire-t-elle ou trompe-t-elle ? L’éthique doit-elle primer sur l’efficacité ? À une époque où la communication est omniprésente et où les manipulations discursives façonnent l’opinion publique, le Gorgias offre une réflexion précieuse sur la responsabilité du langage – y compris généré par IA – dans la construction de la vérité et du bien commun.
Bibliographie complémentaire
- Aristote, Rhétorique (IVe siècle av. J.-C.).
- Machiavel, Le Prince (1532).
- Nietzsche, Généalogie de la morale (1887).
- Jacques Ellul, Le Bluff technologique (1988).
- John Rawls, Théorie de la justice (1971).
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