Platon, Œuvres complètes, Tome III, 1re partie : Protagoras, Paris, Les belles Lettres, coll. « Budé », no 15, texte établi et traduit par Maurice Croiset, 1935 (1923), 165 pages.
Le Protagoras de Platon est l’un des dialogues majeurs mettant en scène Socrate face à Protagoras, un célèbre Sophiste. Composé au Ve siècle av. J.-C., ce texte illustre un tournant important de la philosophie grecque, au moment où l’éducation (en grec ancien : παιδεία (paideia)) devient un enjeu central de la vie civique à Athènes. Les Sophistes, voyageurs et professeurs itinérants, proposaient un enseignement de la rhétorique et de la vertu (ou excellence, en grec ancien : ἀρετή (arétè)) destiné à former de futurs orateurs et hommes d’influence. Platon, à travers le personnage de Socrate, soulève la question cruciale de la nature de la vertu et de sa transmissibilité.
Le Protagoras s’ouvre sur la rencontre entre Socrate et Hippocrate, désireux de suivre l’enseignement de Protagoras. Socrate interroge alors Protagoras sur la nature précise de son enseignement : si la vertu peut être enseignée, quel en est le contenu ? Et surtout, Protagoras lui-même détient-il le savoir nécessaire pour transmettre la vertu ?
Pour commencer, Protagoras présente son mythe de l’origine de l’humanité (mythe de Prométhée) pour expliquer la nécessité de la justice et de la vertu dans la vie communautaire. Il s’amorce ensuite un débat sur l’unité ou la pluralité des vertus (justice, piété, courage, prudence, tempérance). Socrate questionne la cohérence du discours sophistique en examinant la nature de la vertu et son éventuelle unité. Le dialogue se termine sur un examen plus détaillé de la notion de technê (τέχνη) (savoir-faire, compétence) et sur la dimension hédoniste de la vertu, Platon faisant dire à Socrate qu’une bonne évaluation des plaisirs et des peines nécessite un certain savoir rationnel.
La force principale de ce dialogue tient à la thèse centrale : « La vertu est-elle enseignable ? ». Derrière cette question se trouvent plusieurs problématiques philosophiques et pédagogiques : la nature de la connaissance, le rôle de la rhétorique, l’unité des vertus et la question du bien
En effet, Pour Socrate, l’excellence morale suppose un savoir rationnel, ce qui préfigure les discussions ultérieures sur la formation de la conscience et de la volonté dans la tradition chrétienne, mais aussi dans les approches laïques de l’éducation. Tandis que Protagoras, en tant que Sophiste, défend une éducation fondée sur la parole persuasive. Socrate, lui, recherche la vérité à travers le dialogue maïeutique. Cette tension oriente encore aujourd’hui la réflexion pédagogique, particulièrement en ce qui concerne l’importance de l’esprit critique face à l’autorité d’un maître. Par ailleurs, Socrate semble suggérer que toutes les vertus ne forment qu’un seul et même savoir, tandis que Protagoras penche pour une vision plus diversifiée. La réception chrétienne de la pensée platonicienne (chez saint Augustin, par exemple) soulignera ultérieurement la convergence des vertus dans la charité, tout en conservant l’idée de leur distinction (justice, prudence, force, tempérance).
Sur le plan de la réception contemporaine, plusieurs chercheurs ont relevé l’importance du Protagoras pour comprendre le socle philosophique de l’éducation grecque. W.K.C. Guthrie1 voit dans ce dialogue un jalon essentiel de la « période socratique », tandis que Paul Natorp2 insiste sur la dimension méthodologique de l’enseignement socratique. D’autres critiques modernes, comme ceux qui s’intéressent aux pédagogies actives, y trouvent l’origine d’une « maïeutique » qui incite l’élève à construire son savoir.
Cette discussion est également cruciale pour la compréhension des conceptions éthiques de l’éducation. De fait, la question « Peut-on transmettre la vertu ? » est au cœur de tout dispositif éducatif, qu’il s’agisse de la Grèce antique ou des écoles monastiques médiévales, où l’on cherchait à former l’âme à la pratique du bien, en s’appuyant sur la tradition biblique et la philosophie antique. L’ouvrage Protagoras permet ainsi de mesurer la continuité d’une problématique qui va se prolonger dans la tradition chrétienne, pour trouver ensuite de nouvelles formulations à l’époque moderne et, aujourd’hui, à l’ère du numérique (comme la question de l’apprentissage en ligne, la transmission des compétences socio-émotionnelles, etc.).
En définitive, le Protagoras se révèle essentiel pour qui s’intéresse à l’histoire de la pensée sur l’éducation et la moralité. Platon y confronte directement deux figures emblématiques de son temps : le Sophiste, réputé pour son habileté oratoire, et le philosophe, épris de vérité. Cette confrontation éclaire la tension persistante entre une éducation centrée sur la performance persuasive et une éducation tournée vers la quête de la sagesse. Ainsi, la lecture du Protagoras ne se réduit pas à une simple curiosité historique, mais éclaire des enjeux toujours actuels sur la formation de l’être humain, la transmission des valeurs et le rôle du maître dans l’éducation — autant de questions qui étaient déjà d’une grande actualité dans l’Antiquité, sont passées par le filtre de la tradition chrétienne médiévale, et demeurent brûlantes à l’ère du numérique.
1 : W.K.C. Guthrie, A History of Greek Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1969.
2 : Paul Natorp, Platos Ideenlehre, Hamburg, Meiner, 2004 [1921].
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