Théologie et Technique

Jacques ELLUL, Yves ELLUL, Frédéric ROGNON, Théologie et technique : pour une éthique de la non-puissance, Genève (Suisse), Labor et Fides, 2014.

Publié à titre posthume en 2014, Théologie et Technique : pour une éthique de la non-puissance est un ouvrage qui rassemble des textes inédits de Jacques Ellul sur le rapport entre la technique et la théologie chrétienne. Ce livre marque la rencontre entre ses deux domaines de réflexion majeurs : d’un côté, la critique sociologique du système technicien, et de l’autre, une théologie protestante radicalement engagée.

L’ouvrage est structuré autour d’une réflexion qui dépasse la simple dénonciation des effets délétères du progrès technique. Ellul y développe une éthique fondée sur la non-puissance, une posture de résistance face à l’impératif de maîtrise et de domination qu’impose la technique. Ce faisant, il s’oppose à trois grandes postures théologiques : l’indifférence à la technique, son rejet comme intrinsèquement mauvaise, et son acceptation comme un don de Dieu.

Ce texte est essentiel pour comprendre la manière dont la théologie peut fournir une critique structurée et rigoureuse de la technique, en proposant un mode d’existence qui refuse la soumission au paradigme de l’efficacité et de l’utilité. Il s’adresse autant aux chercheurs en théologie qu’aux sociologues et philosophes du technique.

Ellul considère que la technique moderne s’est constituée en un système autonome, un « Léviathan » échappant à toute régulation humaine et politique. À ses yeux, la technique est devenue un univers où l’efficacité et la puissance priment sur toute autre considération. La Technique « enferme l’homme dans sa finitude », soumise aux seuls impératifs de normalité, efficacité, réussite, travail. Ce monde technicien est ainsi présenté comme une fatalité, un univers clos où toute alternative semble illusoire. Pour Ellul, le christianisme doit se confronter à cette dynamique et proposer une autre logique que celle de la domination par les moyens techniques.

Face à cette emprise totale de la technique, Ellul propose une posture de résistance fondée sur la non-puissance. Il refuse l’idée d’une contre-technologie ou d’une régulation technique de la technique, considérant que cela ne ferait que renforcer le système technicien. « Une éthique de la non puissance — la racine de l’affaire —, c’est évidemment que l’homme accepte de ne pas faire tout ce qu’il pourrait . » (p. 65) Cette posture repose sur un renversement des valeurs dominantes : là où la technique impose toujours plus d’efficacité et de contrôle, l’éthique chrétienne doit prôner l’humilité, la limite et la gratuité.

Ellul met en garde contre l’idéologie du progrès, qui sacralise la technique et la rend intouchable. Il insiste sur la nécessité d’une « vigoureuse profanation » (Frédéric ROGNON, « Introduction », p. 19.) de la technique, afin de lui retirer son statut de mythe incontesté. Cette démystification passe par un retour au transcendant, seule référence extérieure capable d’offrir un horizon de liberté. « Contre la toute-puissance illimitée de la Technique, contre l’efficacité érigée en valeur suprême, seul le Transcendant pur, parce qu’extérieur et strictement inassimilable, est capable de fournir un point de référence. » C’est dans cette perspective que l’éthique chrétienne prend tout son sens : non pas en cherchant à maîtriser la technique, mais en affirmant une autre manière d’habiter le monde, fondée sur l’ouverture au divin.

Ellul articule sa critique de la technique avec une vision eschatologique. Selon lui, la technique tend à imposer un avenir fermé, déterminé par l’accumulation des innovations. Face à cela, l’espérance chrétienne constitue une rupture, une ouverture vers un avenir qui ne dépend pas du système technique mais de l’intervention divine. « L’eschaton n’est pas un engrenage du système technique, mais une irruption radicale qui brise la logique du progrès. » Là encore, il s’agit de refuser la toute-puissance de l’homme et de reconnaître que l’avenir véritable n’est pas celui dicté par la technique, mais celui offert par la grâce divine.

L’un des grands mérites de cet ouvrage est d’articuler de manière rigoureuse théologie et critique technicienne. Il met en évidence une tension essentielle : la technique tend à se substituer au sacré, et il est nécessaire d’en proposer une critique spirituelle et non seulement sociologique. Comme Girard, Ellul voit dans la technique une forme de sacralisation moderne qui doit être déconstruite.

Si l’éthique de la non-puissance est séduisante en théorie, elle semble difficilement applicable dans un monde où la technique est omniprésente. Comment concrètement vivre sans recourir aux techniques modernes ? Ellul ne propose pas de solutions concrètes, ce qui peut laisser le lecteur dans une impasse. Peut-on réellement refuser la puissance sans être marginalisé ? Certains pensent que la posture d’Ellul relève plus du témoignage prophétique que d’un projet politique viable.

Les analyses d’Ellul trouvent une résonance particulière à l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle. Le développement d’algorithmes autonomes et de systèmes auto-apprenants illustre parfaitement l’idée d’un système technique échappant au contrôle humain. Les débats sur l’IA et l’automatisation rejoignent les préoccupations d’Ellul sur la perte de maîtrise et la soumission aux impératifs techniciens.

L’ouvrage pose une question essentielle : comment être chrétien dans une société technicienne ? Il invite à un repositionnement de la foi non pas en opposition directe à la technique, mais dans une logique de rupture et de témoignage. « Ce qui compte ce n’est pas la façon dont nous manions la Technique, mais notre façon d’être envers elle. »

Théologie et Technique est un ouvrage essentiel pour comprendre la manière dont la foi chrétienne peut offrir une critique pertinente du progrès technologique. En refusant de voir la technique comme neutre, Ellul engage un débat profond sur les fondements de notre modernité. Si son éthique de la non-puissance peut sembler difficilement applicable, elle constitue néanmoins une invitation à repenser notre rapport à la technique et à envisager une alternative au paradigme dominant de la maîtrise et de l’efficacité. Une lecture incontournable pour les théologiens, les philosophes et les chercheurs en sciences sociales.

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