Dialogue socratique et IA : Un danger ou un progrès ?

Introduction

L’essor des intelligences artificielles (IA) conversationnelles pose de nouvelles questions philosophiques et épistémologiques. En pédagogie, l’une d’elles est celle de la maïeutique : une IA peut-elle adopter une posture socratique et être un véritable catalyseur de la pensée critique[1] ? La maïeutique socratique ne se limite pas à la transmission de savoirs, mais repose sur un entretien visant à déconstruire les certitudes et stimuler la recherche de la vérité par l’interlocuteur lui-même. Cette capacité à interroger, à susciter le doute et à orienter vers des principes universels pourrait-elle être simulée par une machine ?

Cette question, à la croisée de l’éthique, de la philosophie et des sciences cognitives, soulève des enjeux fondamentaux. Nous verrons d’abord dans quelle mesure une IA pourrait incarner les principes maïeutiques, puis nous examinerons les implications éthiques et pédagogiques d’un tel projet, avant d’envisager une approche hybride conciliant les limites et les atouts d’une IA maïeuticienne. Nous verrons ensuite dans quelle mesure une telle IA serait désirable, ainsi qu’une piste pour la régler précisément (fine tuning) d’une façon plus relationnelle avec la Communication NonViolente.

Après avoir introduit la problématique générale de la maïeutique socratique appliquée à l’intelligence artificielle, il convient désormais d’examiner en détail les principes fondamentaux de la méthode socratique et la possibilité de leur implémentation technologique.

Une IA peut-elle être maïeuticienne ?

L’approche maïeutique repose sur plusieurs principes fondamentaux : l’ignorance feinte (en grec ancien εἰρωνεία (eironeia)), l’art du questionnement (ἔλεγχος (élenkhos)), la remise en question des certitudes (ἀπορία (aporia)), le dialogue dynamique (διαλέγεσθαι (dialegesthai)) et l’orientation vers des principes universels (τί ἐστι ? (ti esti ? ; « qu’est-ce que c’est ? »). Chacun d’eux pose un défi spécifique en matière d’intelligence artificielle.

L’ignorance simulée : Socrate affirme « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien[2] ». Une IA génératrice de texte – conçue pour fournir des réponses probabilistes – peine à adopter une position de doute réflexif. Si elle peut signaler des incertitudes, elle n’est pas capable d’éprouver une authentique méconnaissance ni d’initier un questionnement existentiel.

L’art du questionnement : L’IA pourrait être entrainée à poser des questions structurant la réflexion, à reformuler des interrogations pertinentes et à détecter des incohérences logiques. Cette fonction est techniquement envisageable, notamment à travers des algorithmes de traitement du langage naturel avancés[3]. Les modèles de traitement du langage naturel actuels, tels que GPT-4 (OpenAI) et BERT[4], sont capables de générer des réponses cohérentes et contextuelles en se basant sur de vastes corpus de textes. Cependant, ces modèles ne possèdent pas d’intentionnalité propre ni de compréhension sémantique profonde[5].

Les IA modernes peuvent poser des questions en utilisant des algorithmes de reformulation et de complétion contextuelle, mais elles ne disposent pas d’une véritable capacité de discernement quant à la pertinence logique ou philosophique de leurs propres questions. Par exemple, GPT-4 peut générer des questions socratiques en imitant des conversations classiques, mais il ne « comprend » pas pourquoi une question est plus efficace qu’une autre pour pousser un interlocuteur dans ses retranchements.

Les modèles d’IA peuvent identifier des contradictions apparentes grâce à l’analyse des relations sémantiques entre les phrases[6]. Toutefois, cela repose sur des modèles statistiques plutôt que sur une compréhension conceptuelle du paradoxe. Par exemple, une IA peut détecter une contradiction grammaticale ou sémantique, mais elle ne peut pas saisir l’ironie, le sarcasme ou les subtilités rhétoriques qui rendent un paradoxe philosophiquement fécond[7]. Une IA peut détecter une contradiction logique dans l’énoncé « Je suis libre, mais toutes mes décisions sont influencées par mon passé » en s’appuyant sur sa base de données. Toutefois, en l’absence d’une véritable intention critique et d’une compréhension sémantique profonde, elle ne saurait engager un échange dialectique authentique sur la nature du déterminisme, à la manière d’un philosophe humain.

Une IA conversationnelle peut encourager une remise en question des certitudes en suggérant des perspectives alternatives ou en signalant des contradictions dans le discours de son interlocuteur. Cependant, cette remise en question repose sur des modèles d’analyse syntaxique et probabiliste et non sur une compréhension réelle du doute ou de l’incertitude. Contrairement à un être humain, une IA ne doute pas par elle-même et ne cherche pas à confronter un interlocuteur à ses propres limites conceptuelles ; elle applique simplement des modèles de reformulation et d’opposition fondés sur des bases de données préexistantes.

Un étudiant pourrait demander à une IA : « Le libre arbitre existe-t-il vraiment ? » L’IA pourrait répondre : « Certains philosophes, comme Descartes, affirment que le libre arbitre est une faculté de l’âme, tandis que d’autres, comme Spinoza, le considèrent comme une illusion. En quoi votre conception du libre arbitre se rapproche-t-elle de l’un ou l’autre de ces points de vue ? » Cette réponse incite l’utilisateur à explorer des perspectives différentes, mais ne remet pas en cause directement ses certitudes. À l’inverse, un philosophe humain pourrait ajuster son approche en fonction des réactions de l’étudiant, en reformulant la question de manière plus confrontante : « Vous dites croire au libre arbitre, mais si nos choix sont influencés par notre éducation, notre environnement et nos pulsions inconscientes, pouvons-nous vraiment parler de liberté ? »

L’IA n’étant pas dotée d’intention critique, elle ne peut aller au-delà d’une juxtaposition de points de vue, là où un véritable interlocuteur humain chercherait à creuser les paradoxes et les tensions internes d’un raisonnement.

Le dialogue dynamique : Si les modèles de traitement du langage naturel permettent une conversation fluide, leur fonctionnement repose sur des algorithmes prédictifs qui génèrent des réponses en fonction des probabilités statistiques d’occurrence des mots et concepts[8]. Contrairement à un échange humain, où l’interlocuteur ajuste son raisonnement en fonction des intentions et des émotions perçues, une IA génératrice, telle ChatGPT, ne possède pas d’intentionnalité propre[9]. Elle suit un enchaînement déterminé par des modèles entraînés sur de vastes corpus textuels, ce qui limite sa capacité à s’adapter aux inflexions argumentatives spontanées.

Dans un échange socratique authentique, un philosophe pourrait adapter sa ligne de questionnement en fonction des hésitations ou des changements de position de son interlocuteur. Par exemple, si une personne répond à la question « Qu’est-ce que la justice ? » par « C’est rendre à chacun ce qui lui est dû », Socrate pourrait alors reformuler : « Mais alors, si rendre à chacun ce qui lui est dû signifie parfois causer du tort, est-ce encore juste ? »

Une IA, en revanche, générerait des réponses fondées sur des associations de mots sans réelle compréhension du débat sous-jacent. Elle pourrait, par exemple, répondre : « Selon Platon, la justice consiste à ce que chacun remplisse son rôle dans la cité. Voulez-vous en savoir plus ? » Ce type de reformulation informative manque de l’intention argumentative propre à la dialectique socratique.

L’orientation vers des principes universels : L’IA repose sur des bases de données et des algorithmes probabilistes. Elle peut reformuler des théories philosophiques, mais ne peut pas découvrir ou comprendre des vérités transcendantes.

Ainsi, une IA maïeuticienne reste techniquement imparfaite : elle pourrait structurer un raisonnement, pointer des incohérences, mais elle manquerait d’intention philosophique et d’une capacité à guider un interlocuteur vers une vérité qu’elle ne comprend pas.

Faut-il concevoir une IA pseudo-maïeuticienne ?

Ayant mis en évidence les difficultés qu’une IA rencontre pour adopter la posture socratique, nous devons à présent réfléchir à l’opportunité même de créer un dispositif la singeant et aux enjeux éthiques et pédagogiques qui en découlent.

Une IA pseudo-maïeuticienne, en tant qu’outil d’assistance intellectuelle, pourrait aider les étudiants et chercheurs à structurer leur raisonnement et à affiner leur esprit critique. Elle favoriserait ainsi une démocratisation des pratiques de questionnement philosophique.

De plus, les IAs génératrices sont déjà reconnues pour leur potentiel à favoriser l’auto-apprentissage. Grâce à son adaptation au niveau de chaque utilisateur, une telle IA pourrait offrir un cadre progressif d’entraînement à la réflexion et à la structuration de la logique argumentative.

Par ailleurs, une telle IA pourrait identifier des erreurs logiques et suggérer des contre-exemples, facilitant ainsi la correction des raisonnements fallacieux. Elle contribuerait ainsi au dépistage des contradictions et des biais – un objectif important de l’algoréthique[10].

En revanche, une IA générative – par définition fondée sur des algorithmes de simulation – créerait l’apparence d’un dialogue philosophique sans en posséder la profondeur intentionnelle ni la dynamique authentiquement réflexive. La maïeutique repose sur une intention et une quête existentielle du vrai que l’IA ne peut pas éprouver.

Une IA philosophique programmée sur la base de corpus sélectionnés risque d’orienter la pensée dans un sens prédéfini, limitant ainsi la liberté intellectuelle. En effet, les IA génératives reflètent souvent des biais cognitifs ou épistémiques propres aux données sur lesquelles elles ont été entraînées[11], ce qui influence leur manière de structurer le dialogue. Dans un cadre maïeutique, cette influence soulève un enjeu fondamental : la transparence du questionnement. Une IA socratique pourrait privilégier certaines écoles de pensée ou formuler ses questions dans un cadre prédéterminé, réduisant la diversité des perspectives accessibles à l’utilisateur et influençant implicitement sa réflexion sans qu’il en ait conscience. La conception d’un questionnement éthique et transparent apparaît donc comme une nécessité pour éviter toute manipulation cognitive involontaire.

Enfin, une trop grande dépendance à un « Socrate artificiel » pourrait affaiblir la rencontre humaine, essentielle à la formation philosophique comme à toute éducation ; cela serait nuisible à l’élève et pourrait déresponsabiliser des enseignants.

Vers un modèle hybride : L’IA comme facilitateur de conversation

Après avoir considéré les arguments en faveur et en défaveur d’une IA pseudo‑maïeuticienne, notre réflexion s’oriente vers une approche plus nuancée : celle d’un modèle hybride qui ferait de l’IA un levier d’apprentissage sans pour autant supplanter le rôle essentiel des échanges humains. Plutôt que de remplacer Socrate, l’IA pourrait être conçue comme un outil pédagogique complémentaire[12], permettant d’affiner la pensée critique sans se substituer à la conversation humain. Un modèle hybride pourrait intégrer :

  • Un questionnement ouvert, stimulant la réflexion sans imposer de réponse préconçue.
  • Un mode critique, alertant sur les contradictions sans rigidifier le raisonnement.
  • Un système adaptatif, apprenant des interactions pour améliorer la qualité des échanges.
  • Un assistant pour les enseignants, prolongeant les débats philosophiques initiés en classe ou permettant de recueillir les raisonnements débutés à domicile.

Une IA maïeuticienne conçue pour accompagner la réflexion critique pourrait s’inspirer de la démarche socratique tout en intégrant certaines méthodologies issues de la Communication NonViolente. Plutôt que de se contenter de pointer les incohérences d’un raisonnement, elle pourrait également adopter une posture facilitatrice, aidant l’utilisateur à explorer ses propres doutes et à structurer sa pensée sans crainte d’être mis en échec.

Une telle approche permettrait de combiner le meilleur des deux traditions : la puissance analytique du questionnement socratique et la sensibilité relationnelle de la CNV. Concrètement, cela impliquerait que l’IA ne cherche pas seulement à confronter l’utilisateur à ses contradictions, mais aussi à reformuler ses propos pour lui permettre d’affiner sa pensée. Ce type d’interaction favoriserait une réflexion critique sans que l’utilisateur ressente une opposition stérile ou une dévalorisation de ses idées.

Cette proposition d’une IA davantage focalisée sur l’accompagnement que sur la substitution ouvre la voie à une question plus large : dans quelle mesure le style socratique lui-même, axé sur l’ironie et la confrontation, peut-il ou doit-il être repensé pour s’harmoniser avec d’autres approches relationnelles, telles que la Communication NonViolente ?

Faut-il concevoir une IA socratique ?

En effet, en plus des questions techniques et éthiques, il faut se demander si nous souhaitons réellement que Socrate nous éduque. La démarche dialectique de Socrate, fondée sur la remise en question et l’ironique feinte de l’ignorance, est-elle compatible avec une approche de la relation fondée sur l’empathie et la co-construction du sens ? Alors que Socrate visait à déconstruire les certitudes de ses interlocuteurs par la maïeutique, la Communication NonViolente (CNV) – développée par Marshall Rosenberg – cherche à créer un dialogue où chacun peut exprimer librement ses besoins et émotions sans crainte d’humiliation ou de manipulation. Cette tension soulève ainsi la question suivante : le style socratique, bien qu’efficace pour stimuler la pensée critique, pourrait-il bénéficier des apports de la CNV pour améliorer sa dimension relationnelle et pédagogique ?

Cette tension entre dialectique socratique et CNV trouve un écho dans les travaux de Paulo Freire, qui distingue une pédagogie dialogique fondée sur la co‑construction du savoir et une pédagogie descendante, qu’il qualifie de « bancaire »[13]. Socrate, en mettant son interlocuteur en difficulté par une série de questions orientées, ne cherche pas toujours à construire un savoir avec lui, mais plutôt à l’amener à reconnaître l’insuffisance de ses propres raisonnements. Freire propose à l’inverse un dialogue où l’apprenant n’est pas simplement confronté à ses erreurs, mais invité à formuler lui-même des connaissances nouvelles à partir de sa propre expérience. Cette approche rejoint l’objectif de la CNV, qui vise à créer un cadre d’échange non conflictuel et respectueux des perspectives de chacun.

En effet, la CNV repose sur quatre éléments fondamentaux[14] :

  • Observation sans jugement : Exprimer les faits sans ajouter d’interprétation subjective.
  • Expression des sentiments : Communiquer ce que l’on ressent sans accuser l’autre.
  • Identification des besoins : Clarifier les besoins (universels) sous-jacents aux sentiments exprimés.
  • Formulation d’une demande claire : Proposer une action concrète (une stratégie) pour répondre aux besoins identifiés.

L’objectif est de favoriser une conversation basée sur la transparence, le respect et la co-responsabilité, ce qui peut sembler en décalage avec la rhétorique socratique souvent perçue comme agressive et manipulatrice.

L’analyse du style socratique à l’aune de la CNV

L’ironie socratique : un levier de compréhension ou une forme de manipulation ?

L’ironie socratique repose sur la simulation de l’ignorance pour amener l’interlocuteur à se contredire lui-même. Or, du point de vue de la CNV, cette posture peut poser des problèmes. D’une part, l’ignorance feinte peut être perçue comme une manipulation, car cela cache une intention non explicitée. D’autre part, la relation dialectique instaurée par Socrate est asymétrique[15], dans la mesure où lui-même possède une orientation claire dans l’argumentation, tandis que son interlocuteur chemine progressivement vers une prise de conscience. De plus, cette méthode peut engendrer une certaine frustration chez l’interlocuteur, voire un sentiment d’humiliation, comme l’illustrent plusieurs dialogues platoniciens, notamment Gorgias[16] et Hippias Majeur[17].

Plutôt que d’adopter une posture d’ignorance feinte, Socrate pourrait expliciter son intention en amont, en instaurant un cadre dialogique ouvert : « J’aimerais examiner avec toi ce que signifie la vertu, en confrontant nos perspectives respectives. » Cette approche permettrait d’instaurer une dynamique de co‑construction de l’entretien, évitant ainsi une confrontation strictement rhétorique.

L’art du questionnement : aide à l’expression ou stratégie de piège ?

La maïeutique socratique repose sur une succession de questions destinées à révéler les incohérences du discours de l’interlocuteur. Cependant, certaines formulations peuvent être perçues comme piégeantes.

Par exemple dans le Ménon[18] (80d-e), la question « comment vas-tu t’y prendre, Socrate, pour chercher une chose dont tu ne sais absolument pas ce qu’elle est ? […] et à supposer que tu tombes par hasard sur le bon, à quoi le reconnaîtras tu, puisque tu ne le connais pas ? »[19] est problématique. Elle place l’interlocuteur dans une impasse logique.

Cette question pourrait être reformulée en l’ouvrant davantage : « Comment comprends-tu la différence entre savoir et chercher ? Peux-tu me donner un exemple personnel d’une fois où tu as appris quelque chose en le découvrant toi-même ? » On y perd certes le style rendu par Platon mais cela permet à l’interlocuteur de s’exprimer librement sans crainte d’un piège, dialectique ou non.

La confrontation socratique : entre tension et respect

Socrate confronte sans ménagement ses interlocuteurs, notamment lorsqu’ils défendent des opinions incohérentes. Mais cette stratégie peut provoquer rejet et blocage. Ainsi dans le Gorgias[20] (482d-484c), Socrate pousse-t-il Calliclès à admettre que le plaisir et le bien ne sont pas identiques. Calliclès, d’abord sûr de lui, finit par s’agacer et refuser de poursuivre la discussion.

L’introduction d’une reformulation empathique, « J’entends que pour toi, le plaisir est essentiel à la vie bonne. Est-ce bien cela ? », permettrait de reconnaître le point de vue de l’autre avant d’introduire une perspective alternative.

Vers une réconciliation entre Socrate et la CNV

L’approche socratique a souvent été perçue comme une méthode confrontante, en particulier lorsqu’elle est appliquée dans une logique de réfutation rigoureuse. Toutefois, il est possible d’adopter une lecture plus nuancée de la maïeutique : au-delà de la simple déconstruction des croyances erronées, elle vise avant tout à guider l’interlocuteur vers une compréhension plus profonde, en s’appuyant sur sa propre capacité à raisonner.

La Communication NonViolente (CNV) apporte un éclairage complémentaire sur cette démarche. Là où la maïeutique classique met l’accent sur l’identification des contradictions, la CNV insiste sur l’expression des besoins et la co-construction d’un dialogue respectueux. Plutôt que de voir ces deux approches comme opposées, il est possible d’envisager une articulation : une IA pseudo-socratique pourrait intégrer des éléments de CNV pour formuler ses questions de manière à encourager la réflexion sans générer de résistance psychologique excessive.

En effet, au-delà de sa dimension relationnelle, la CNV peut également être envisagée comme un outil pédagogique efficace. Marshall Rosenberg souligne que la reformulation bienveillante et la clarification des intentions permettent de structurer un dialogue où l’apprenant se sent encouragé à explorer ses idées sans crainte de sanction intellectuelle. Ainsi, une IA de type socratique intégrant des principes de CNV pourrait préserver le questionnement critique tout en évitant les écueils d’une rhétorique trop frontale, susceptible de générer de la résistance chez l’interlocuteur.

En d’autres termes, une « IA socratique empathique » pourrait poser des questions ouvertes, reformuler les réponses de manière bienveillante et éviter les stratégies de mise en difficulté trop abruptes. Cette approche hybride permettrait de préserver la rigueur intellectuelle de la maïeutique tout en garantissant un climat d’échange favorable à l’apprentissage et à la réflexion personnelle.

Peut-on réconcilier la visée philosophique socratique et la CNV ? La réponse est affirmative, à condition d’adapter certains aspects de la dialectique socratique. D’abord, il conviendrait de clarifier son intention dès le début de l’entretien pour éviter une impression de manipulation. Ensuite, il faudrait favoriser l’auto-réflexion sans chercher à piéger ou humilier. De plus, il serait bon d’intégrer des éléments d’écoute active, en reformulant les propos de l’autre[21]. Enfin – et nous serions complètement dans la simulation et ses apories… –, il serait nécessaire que notre Socrate artificiel exprime « ses propres besoins et ressentis » pour rendre l’échange plus humain.

Ainsi, la philosophie socratique et la CNV ne sont pas incompatibles, mais nécessitent un équilibre entre rigueur intellectuelle et empathie. L’enjeu est de maintenir une démarche critique tout en préservant la relation de dialogue et de respect mutuel.

L’examen de la compatibilité entre l’héritage socratique et la CNV met en relief de possibles tensions, voire complémentarités, qu’il importe de synthétiser afin de déterminer si une « IA socratique » est réellement souhaitable, ce qui nous conduit à la conclusion de cette étude.

Conclusion

Ainsi, une IA ne peut être véritablement maïeuticienne : elle peut aider à structurer un raisonnement, mais ne possède ni l’intention critique ni la capacité à accompagner un interlocuteur vers une prise de conscience authentique. En revanche, une IA bien conçue pourrait jouer un rôle d’outil pédagogique, non comme un Socrate artificiel, mais comme un facilitateur de dialogue philosophique, capable d’éveiller la réflexion sans se substituer à l’échange humain. Ce débat, à la croisée de la philosophie, des sciences cognitives et de l’éthique de l’IA, mérite d’être approfondi à mesure que les modèles conversationnels évoluent.

Ainsi, plutôt que de concevoir une IA se substituant au dialogue socratique humain, une approche plus prudente consisterait à développer des outils facilitant la réflexion sans orienter de manière implicite la pensée de l’utilisateur. Ce débat nécessite une attention accrue, tant sur le plan technique que philosophique, afin d’éviter que l’IA ne devienne un vecteur de formatage idéologique plutôt qu’un levier d’apprentissage critique.

Cette réflexion ouvre des perspectives pour la recherche en philosophie du dialogue homme-machine et en éthique des intelligences artificielles, domaines où un équilibre doit être trouvé entre rigueur intellectuelle et bienveillance interactionnelle. Cette recherche est urgente car il est probable que, dans les années à venir, ces outils facilitant une démarche dialectique sans imposer un cadre cognitif rigide participent des fonctions de futurs IA préceptrices.

Bibliographie

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[1] C’est en tous cas la promesse du GPT « Socrates GPT ». En ligne sur https://chatgpt.com/g/g-tWO2dtULN-socrates-gpt, consulté le 14/02/2025 à 08:45.

[2] Platon, Œuvres complètes. Tome 1 : Introduction. Hippias mineur – Alcibiade – Apologie de Socrate – Euthyphron – Criton, trad. par Maurice Croiset, Budé 1 (Paris: Les Belles Lettres, 2004). (372b-372d)

[3] Cf. Yoshua Bengio, Andrea Lodi, et Antoine Prouvost, « Machine Learning for Combinatorial Optimization: a Methodological Tour d’Horizon » (arXiv, 2018), https://doi.org/10.48550/ARXIV.1811.06128.

[4] Jacob Devlin et al., « BERT: Pre-training of Deep Bidirectional Transformers for Language Understanding » (arXiv, 2018), https://doi.org/10.48550/ARXIV.1810.04805.

[5] Cf. Emily M. Bender et Alexander Koller, « Climbing towards NLU: On Meaning, Form, and Understanding in the Age of Data », in Proceedings of the 58th Annual Meeting of the Association for Computational Linguistics (Proceedings of the 58th Annual Meeting of the Association for Computational Linguistics, Online: Association for Computational Linguistics, 2020), 5185‑98, https://doi.org/10.18653/v1/2020.acl-main.463.

[6] Cf. Tom B. Brown et al., « Language Models are Few-Shot Learners » (arXiv, 2020), https://doi.org/10.48550/ARXIV.2005.14165.

[7] Gary Marcus et Ernest Davis, Rebooting AI: building artificial intelligence we can trust, First edition (New York: Pantheon Books, 2019).

[8] Ainsi que d’autres paramètres, comme la température, qui contrôlent la diversité des réponses générées.

[9] Le fait qu’un robot puisse « percevoir » – terme qui complexifie la problématique – des intentions et des émotions, n’enlève rien à la question de l’intentionnalité propre.

[10] Cf. Paolo Benanti, Oracoli: tra algoretica e algocrazia, Collassi 6 (Rome: Luca Sossella editore, 2018). Ainsi que ses travaux suivants. Ou encore : Brent Daniel Mittelstadt et al., « The Ethics of Algorithms: Mapping the Debate », Big Data & Society 3, no 2 (décembre 2016), https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/2053951716679679.

[11] Mittelstadt et al., « The Ethics of Algorithms ».

[12] L’essentiel sur cette complémentarité à venir est déjà soulevé dans : Gemma Serrano, « Co-enseigner avec les robots : l’école à l’heure du numérique apprenant », in Réconcilier la République et son école, Cerf, Cerf Patrimoines (Paris, 2017).

[13] Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, suivi de Conscientisation et révolution (Maspero, 1974). (p. 66)

[14] Marshall Rosenberg, Les mots sont des fenêtres (ou des murs) : Introduction à la Communication NonViolente (Jouvence, 1999).

[15] L’asymétrie n’est pas toujours un problème en pédagogie, quoiqu’elle ne soit jamais suffisante, eu égard à la dignité humaine.

[16] Platon, Œuvres complètes. Tome 3, 2ème partie : Gorgias – Ménon, trad. par Maurice Croiset, Budé (Paris: Les belles Lettres, 1967).

[17] Platon, Œuvres complètes. Tome 2 : Hippias Majeur – Charmide – Lachès – Lysis, éd. par Alfred Croiset (Paris: Les Belles Lettres, 2011).

[18] Platon, Œuvres complètes. Tome 3, 2ème partie : Gorgias – Ménon.

[19] Affirmation qui n’est pas de Socrate mais de Ménon. Toutefois, elle illustre bien le propos.

[20] Platon, Œuvres complètes. Tome 3, 2ème partie : Gorgias – Ménon.

[21] Comment ne pas penser à Joseph Weizenbaum, « ELIZA—a Computer Program for the Study of Natural Language Communication between Man and Machine », Communications of the ACM 9, no 1 (janvier 1966): 36‑45, https://doi.org/10.1145/365153.365168.

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