Guillaume PITRON, L’Enfer numérique : Voyage au bout d’un like, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2021.

Avec L’Enfer numérique, Guillaume Pitron poursuit l’exploration des conséquences matérielles et environnementales de la transition numérique amorcée dans son précédent ouvrage, La Guerre des métaux rares (2018). Contrairement à l’idée reçue d’un numérique « immatériel », il démontre que notre usage quotidien des technologies repose sur une infrastructure énergétique et matérielle colossale, qui s’appuie sur l’extraction massive de ressources, des centres de données énergivores et une logistique mondiale particulièrement polluante. À travers une enquête approfondie menée sur plusieurs continents, Pitron lève le voile sur l’empreinte écologique cachée de notre dépendance aux technologies numériques. Il questionne ainsi le paradoxe d’une société qui cherche à réduire son impact environnemental tout en accélérant une numérisation intensive de son économie et de ses modes de vie.
Thèses principales et démarche de l’auteur
Pitron démontre que l’économie numérique repose sur des infrastructures physiques bien réelles, bien loin de l’image d’un « cloud » évanescent et écologique. Les centres de données consomment à eux seuls environ 10 % de l’électricité mondiale. Les câbles sous-marins, qui assurent 99 % des communications intercontinentales, couvrent des centaines de milliers de kilomètres au fond des océans. Chaque interaction numérique (un simple like, un courriel, une requête Google) mobilise un réseau mondial d’équipements, nécessitant des quantités considérables d’énergie et de matières premières. Pitron souligne ainsi que le numérique est une industrie lourde, dont l’impact écologique est souvent sous-estimé.
L’auteur met en évidence l’empreinte carbone considérable du numérique, qui représenterait déjà 4 % des émissions mondiales de CO₂, soit plus que l’aviation civile. La production de chaque smartphone ou ordinateur mobilise des minerais rares (lithium, cobalt, terres rares…), souvent extraits dans des conditions désastreuses pour l’environnement et les droits humains. La fabrication et le renouvellement fréquent des équipements numériques génèrent un impact écologique bien plus grand que leur utilisation quotidienne. L’obsolescence programmée et la difficulté à recycler les appareils électroniques exacerbent encore ces effets destructeurs.
Pitron interroge la compatibilité entre numérisation massive et transition écologique. Il souligne que la transition énergétique vers les énergies renouvelables nécessite un recours accru au numérique (réseaux intelligents, objets connectés, véhicules électriques…), ce qui aggrave la dépendance aux ressources minières et à l’énergie. Le numérique est souvent présenté comme une solution écologique (télétravail, dématérialisation des services, smart cities…), alors qu’il repose sur un modèle extractiviste extrêmement polluant.
L’auteur s’attarde sur la responsabilité des grandes entreprises technologiques (GAFA, BATX) dans cette crise écologique numérique. Ces firmes promeuvent un modèle d’innovation permanent, poussant à la consommation de toujours plus de services et de matériels, tout en minimisant leur impact environnemental dans leur communication. L’empreinte carbone des entreprises du numérique est largement sous-estimée, car externalisée vers les pays où sont situées les infrastructures (centres de données en Chine, extraction minière en Afrique…).
Réception et critiques
L’ouvrage de Pitron a été largement salué pour sa qualité d’enquête et son accessibilité. Il vulgarise des problématiques complexes et donne des exemples concrets qui permettent de visualiser l’empreinte matérielle du numérique. Il rejoint les analyses de Nicholas Carr (Internet rend-il bête ?) sur les effets cachés du numérique, mais en les appliquant à la sphère environnementale. Il prolonge les réflexions de Jean-Marc Jancovici sur l’empreinte carbone des nouvelles technologies.
Certains critiques reprochent à Pitron de ne pas proposer de solutions concrètes et réalisables pour réduire l’empreinte numérique. S’il évoque des pistes (régulation, recyclage, sobriété numérique), l’ouvrage reste principalement centré sur le diagnostic du problème. Comment repenser un numérique plus responsable sans pour autant freiner l’innovation et le développement technologique ?
L’auteur adopte un ton volontairement percutant et alarmiste, ce qui peut donner une impression d’inéluctabilité du problème. Certains lecteurs auraient souhaité une approche plus nuancée, intégrant davantage les initiatives existantes pour un numérique plus écologique.
Actualité et pertinence du texte
À une époque où l’empreinte carbone du numérique est souvent sous-estimée, cet ouvrage apporte un éclairage crucial sur les contradictions de notre société connectée. Nous sommes des utilisateurs quotidiens mais nous multiplions les réglementations sur le droit à la réparation et contre l’obsolescence programmée en Europe. Nous créons des débats sur la sobriété énergétique et la nécessité de repenser nos infrastructures numériques tout en accroissant nos usages !
L’ouvrage incite à une réflexion sur notre responsabilité individuelle et collective face à la pollution numérique. Il pose des questions essentielles sur nos usages et sur les politiques publiques à adopter pour encadrer cette industrie.
Conclusion
L’Enfer numérique est un essai essentiel pour comprendre les effets cachés de la transition numérique sur l’environnement. En démontrant que nos usages numériques sont loin d’être immatériels, Guillaume Pitron bouscule les idées reçues et invite à une prise de conscience écologique.
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