Jacques ELLUL, Le Système technicien, Paris, Le Cherche Midi, 2004.

Publié de manière posthume en 2004 mais rédigé dans les années 1970-1980, Le Système technicien constitue l’aboutissement de la réflexion de Jacques Ellul sur la technique, prolongeant les thèses développées dans La Technique ou l’enjeu du siècle (1954) et Le Bluff technologique (1988). Cet ouvrage offre une analyse approfondie de ce qu’il nomme le « système technicien », un cadre conceptuel qui dépasse l’étude des techniques individuelles pour montrer comment l’ensemble des innovations forme un réseau interdépendant, autonome et irréversible.
À travers une approche interdisciplinaire combinant sociologie, philosophie et histoire, Ellul déconstruit l’idée selon laquelle la technique serait un simple outil au service de l’homme. Il démontre au contraire qu’elle s’est constituée en un système global échappant à tout contrôle démocratique ou éthique. Cette critique radicale du progrès technique met en lumière les conséquences sociales et politiques de cette autonomisation et pose une question centrale : la modernité peut-elle encore maîtriser la trajectoire de la technologie, ou est-elle irrémédiablement condamnée à la suivre ?
L’idée centrale du livre est que la technique ne se développe plus de manière fragmentée, mais forme un ensemble structuré et cohérent, interdépendant, qu’Ellul qualifie de « système technicien ». Une innovation ne peut plus être isolée : elle s’inscrit nécessairement dans un réseau où chaque nouvelle avancée appelle d’autres développements. L’émergence de l’informatique ne peut être séparée de l’essor des télécommunications, de l’intelligence artificielle ou des biotechnologies. Chaque avancée est intégrée au système, lui conférant une dynamique propre qui transcende les décisions humaines.
Ellul démontre que la technique ne peut être arrêtée ou orientée par des choix politiques ou moraux. Dès qu’une avancée est possible, elle est nécessairement mise en œuvre, indépendamment de ses implications sociales ou environnementales.
Contrairement à l’idée selon laquelle la science et la technologie sont guidées par des choix rationnels, Ellul montre que le développement technique ne résulte plus d’une volonté humaine consciente, mais suit une dynamique propre. En conséquence, les décisions politiques ne sont plus que des ajustements face à un mouvement déjà en cours. Aujourd’hui, nous pourrions dire que la révolution numérique ne découle pas d’un choix démocratique mais d’une série d’innovations techniques qui ont fini par s’imposer à tous, modifiant nos structures économiques et sociales sans véritable débat de société.
Ellul explique que le système technicien impose de nouveaux critères de jugement et redéfinit nos valeurs sociales et politiques. L’efficacité, la rapidité et l’innovation remplacent progressivement les anciennes références éthiques et culturelles. C’est pourquoi il peut écrire que « la technique est nécessairement simplificatrice, réductrice, opérationnelle, instrumentale et réordonnatrice. » (p. 57) Cette affirmation illustre la manière dont la technique tend à remodeler la société selon ses propres impératifs, réduisant l’espace pour la réflexion critique et la diversité culturelle.
Dès sa publication, les thèses d’Ellul ont suscité des réactions ambivalentes. D’un côté, il est salué pour sa lucidité, notamment dans l’anticipation des effets de l’informatisation et de la société de l’information. De l’autre, il est critiqué pour son déterminisme technologique, qui semble priver l’humanité de toute capacité d’action. Une des principales critiques adressées à Ellul reste son absence de solutions concrètes pour maîtriser l’évolution technologique. En affirmant que la technique est autonome, il semble condamner toute tentative de régulation à l’échec. Certains chercheurs estiment cependant que la régulation technologique, bien que difficile, reste possible à travers des cadres législatifs et des décisions collectives. Les débats actuels sur l’intelligence artificielle et la régulation des plateformes numériques montrent que des efforts de contrôle politique existent, même s’ils se heurtent souvent à des résistances économiques et techniques.
Si certains aspects du Système technicien pouvaient sembler excessifs lors de sa rédaction, ils trouvent une résonance particulière aujourd’hui. L’essor du numérique, de l’automatisation et des algorithmes illustre parfaitement la dynamique décrite par Ellul : nous ne choisissons pas d’adopter ces technologies, elles s’imposent d’elles-mêmes. De fait, l’intégration de l’intelligence artificielle dans nos vies suit exactement le schéma analysé par Ellul : les avancées techniques ne sont pas débattues avant leur adoption, elles sont intégrées d’office et modifient en profondeur notre quotidien.
L’analyse d’Ellul permet aussi de poser un regard critique sur les discours transhumanistes, qui voient dans la technologie un moyen d’améliorer l’homme. Selon lui, ces discours participent du mythe technicien, qui consiste à croire que la technique est porteuse d’un avenir nécessairement meilleur. La technique « est devenue une religion, qui ne supporte pas d’être jugée. » (p. 8, Jean Luc Porquet in « préface ») Cette phrase s’applique parfaitement aux débats contemporains sur le progrès scientifique et ses limites.
Le Système technicien est un ouvrage fondamental pour comprendre la dynamique du progrès technique et ses implications sur nos sociétés. Jacques Ellul y expose une critique puissante et visionnaire, montrant comment la technique s’impose comme un système global, échappant à tout contrôle humain. Si certaines critiques peuvent être formulées sur son déterminisme, l’ouvrage reste incontournable pour quiconque s’interroge sur les liens entre technologie et politique. À l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle, cette lecture est plus que jamais d’actualité.
📌 Lectures complémentaires :
- Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes (1991).
- Bernard Stiegler, Dans la disruption (2016).
- Lewis Mumford, Le Mythe de la machine (1967).
Co-généré avec IA le 10/02/2025. Ante publiée pour un classement chronologique.
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