Jacques ELLUL, La Technique : ou l’enjeu du siècle, Paris, Économica, coll. « Classiques des sciences sociales », 2ᵉ éd. rev., 1990 (1ʳᵉ édition : 1954).

Publié en 1954, La Technique : ou l’enjeu du siècle est un ouvrage fondateur dans la pensée critique sur la technologie et son rôle dans les sociétés modernes. Dans ce texte, Jacques Ellul développe l’idée que la technique est devenue autonome, s’imposant comme le facteur structurant des sociétés contemporaines. Contre l’optimisme dominant de son époque, qui voyait dans le progrès technique une promesse de prospérité et de modernisation, Ellul démontre que la technique, loin d’être un simple outil entre les mains des hommes, suit une logique propre, indépendante des choix politiques et moraux.
Ce livre inaugure une réflexion qui se poursuivra avec Le Système technicien (1977) et Le Bluff technologique (1988), constituant ainsi une trilogie critique sur la société technicienne. Dans La Technique, Ellul ne se contente pas de dresser un état des lieux du phénomène technique, il en analyse aussi les conséquences sur la culture, la politique et la liberté humaine, soulevant des problématiques qui restent d’une brûlante actualité à l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle.
L’idée centrale du livre est que la technique évolue selon sa propre logique, sans que l’homme puisse réellement l’orienter ou la freiner. Selon Ellul, une fois qu’une innovation apparaît, elle s’impose nécessairement et se diffuse, indépendamment des choix humains. Il reconnait en la Loi de Gabor une loi fondamentale du système technicien : « ce qui peut être fait techniquement le sera nécessairement » (cf. p. 93) Ce constat montre que la régulation politique et morale est inefficace face à l’évolution technique.
Il faut articuler cette première loi à une deuxième : « Le progrès technique tend à s’effectuer, non selon une progression arithmétique, mais selon une progression géométrique. » (p. 83) En effet, chaque innovation en appelle une autre, créant une dynamique autonome qui échappe à tout contrôle.
Ellul montre comment la technique façonne progressivement l’ensemble des structures sociales, économiques et politiques. Ce ne sont plus les valeurs humaines ou les décisions politiques qui déterminent les orientations de la société, mais les exigences de la technique elle-même. Il analyse l’impact de la mécanisation industrielle et des technologies de communication sur l’organisation du travail et des relations sociales, anticipant les mutations contemporaines induites par l’automatisation et l’intelligence artificielle.
Dans une société dominée par la technique, l’individu perd sa capacité de choix. Puisque les décisions sont dictées par l’efficacité technique, le rôle des citoyens et des gouvernements devient secondaire. « Il n’y a pas de technique possible avec un homme libre. » (p. 126) Ce constat souligne que l’autonomie de la technique tend à réduire celle de l’homme.
Dès sa publication, La Technique suscite des réactions contrastées. Certains saluent la lucidité d’Ellul face aux dérives du progrès technique, tandis que d’autres lui reprochent une vision trop déterministe. Une des critiques majeures adressées à Ellul est son absence de solutions concrètes. En affirmant que la technique est autonome et irréversible, il semble condamner l’humanité à une soumission inévitable au progrès technologique.
Si certains aspects de La Technique pouvaient sembler excessifs en 1954, ils se vérifient largement aujourd’hui. L’autonomie des technologies numériques, la course à l’innovation et l’incapacité des régulations politiques à suivre le rythme du progrès confirment les thèses d’Ellul. Le développement de l’intelligence artificielle illustre parfaitement la dynamique décrite par Ellul. Les avancées dans ce domaine se multiplient sans qu’un réel débat démocratique n’ait lieu sur leurs implications sociétales.
L’analyse d’Ellul permet aussi de poser un regard critique sur le transhumanisme, mouvement qui voit dans la technologie le moyen d’améliorer l’homme. Cette idéologie illustre parfaitement la mythologie technicienne qui sacralise le progrès. Méditons à nouveau : « La technique tend à soumettre au mécanisme ce qui appartient à la spontanéité ou à l’irrationnel. » (p.73) Cette affirmation éclaire les débats actuels sur la numérisation du travail et la disparition de l’expérience humaine dans de nombreux domaines.
La Technique : ou l’enjeu du siècle est une œuvre fondamentale pour comprendre la place du progrès technique dans nos sociétés modernes. Jacques Ellul y développe une analyse percutante et visionnaire, montrant comment la technique s’impose comme un fait social total, transformant nos modes de vie et nos systèmes de pensée. Si certaines critiques peuvent être formulées, notamment sur son déterminisme et l’absence de solutions alternatives, cet ouvrage reste incontournable pour quiconque s’intéresse aux enjeux technologiques et sociétaux du XXIe siècle.
📌 Lectures complémentaires :
- Martin Heidegger, La Question de la technique (1954).
- Lewis Mumford, Le Mythe de la machine (1967).
- Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes (1991).
Co-généré avec IA le 10/02/2025. Ante publiée pour un classement chronologique.
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